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Autoportrait de Joos van Cleve
IX. La vision de Dieu est également universelle et singulière : la voie pour l'atteindre
Chapitre IX de Le Tableau ou la vision de Dieu de Nicolas de Cues, écrit en 1453
traduction Agnès Minazzoli
Quel étonnement, Seigneur de voir comment dans ta puissance visuelle l'universel coincide avec le singulier, toi qui regardes tous les hommes à la fois et chacun en particulier, comme le figure l'image peinte que je considère ! Comment est-ce possible ? J'observe pourquoi mon imagination ne le saisit pas. C'est que je cherche dans ma propre faculté de voir ta vision à toi qui n'est pas réduite à un organe sensible comme l'est la mienne. Et mon jugement me trompe.
Ton regard, Seigneur, est ton essence. Si je considère l'humanité, qui est simple et une en tous les hommes, je la trouve en tous les hommes et en chacun en particulier. Et bien qu'en soi elle ne se trouve ni à l'est, ni à l'ouest, ni au sud, ni au nord, toutefois, pour les hommes qui sont à l'est, elle se trouve à l'est et, pour ceux qui sont à l'ouest, elle se trouve à l'ouest. Ainsi bien que par essence ni le mouvement ni le repos ne la définissent, cependant, l'humanité suit le mouvement des hommes : elle demeure en repos avec ceux qui sont en repos, elle se tient immobile avec ceux qui sont immobiles et cela en même temps à la fois dans le même instant. Car l'humanité art ne quitte pas les hommes, qu'ils se meuvent ou non, qu'ils dorment ou qu'ils se reposent.
Si donc la nature de l'humanité réduite et immanente aux hommes est telle qu'elle n'appartient pas plus à un homme qu'à un autre et qu'elle est pour l'un si parfaite qu'elle semble n'être que pour lui et pour aucun autre, beaucoup plus haut cependant se situe l'humanité non réduite, modèle et idée de celle dont la nature est réduite : elle est comme la forme et la vérité de cette forme d'humanité réduite. Car elle ne peut jamais quitter l'humanité réduite dans les individus. Elle est la forme qui donne l'être à la nature même de la forme. Sans elle, donc, il ne peut exister de forme spécifique car aucune n'a être par elle-même. Chacune est en effet à partir de la forme pour soi qui préexiste à toute autre forme. Cette forme qui donne l'être à l'espèce est la forme absolue. Et tu es cette forme, Dieu, toi qui formes le ciel, la terre et toutes choses.
Quand donc je regarde l'humant l'humanité absolue. c'est-à-dire quand je vois dans la réduction l'absolu, comme dans l'effet la cause et dans l'image la vérité et le modèle, tu m'apparais alors, mon Dieu, comme le modèle de tous les hommes et comme l'homme en soi, c'est-à-dire absolu. Quand, pareillement dans toutes les espèces je me tourne vers la forme des formes, en toutes tu m'apparais comme l'idée et modèle. Et parce que tu es le modèle absolu et très simple, tu n'es pas composé à partir de plusieurs modèles, mais tu es le modèle unique très simple infini pour la totalité et pour chacun des êtres qui peuvent être formés, oui, tu es le modèle le plus vrai et le plus juste. Tu es donc l'essence des essences qui donne aux essences réduites d'être ce qu'elles sont. En dehors de toi, Seigneur, rien ne peut être. Si donc ton essence pénètre toutes choses, ton regard aussi, qui est ton essence. De même qu'aucun être ne peut s'échapper de l'être qui lui est propre, de même aucun être ne peut échapper à ton essence qui donne l'être à l'essence de tout ce qui est. De ce fait, rien ne peut échapper à ton regard. Tu vois toutes les choses ensemble et chacune en particulier, Seigneur, et avec tout ce qui se meut, tu te meus, avec ce qui s'arrête, tu t'arrêtes. Quand il se trouve que certains se meuvent tandis que d'autres s'arrêtent, alors toi, Seigneur, tu t'arrêtes et tu te meus tout à la fois. Tu avances en même temps que tu restes en repos. Si le mouvement et le repos se trouvent ensemble et en même temps réduits dans divers êtres et si rien ne peut être hors de toi, alors ni le mouvement ni le repos ne sont hors de toi. Tu es tout entier présent, Seigneur, pour tous et pour chacun à la fois et en même temps. Et pourtant, tu ne te meus ni ne demeures en repos puisque tu t'élèves, absolu, au-dessus de tout ce qui peut être conçu et nommé.
Tu t'arrêtes et tu t'avances et en même temps tu ne t'arrêtes ni ne t'avances. C'est cela même que cette face peinte me montre. Car si je me déplace, son regard paraît se déplacer parce qu'il ne me quitte pas. Si, tandis que je me déplace, un autre spectateur s'arrête, le regard ne le quitte pas non plus : il s'arrête avec celui qui s'arrête. Ceux qui te regardent disent de ta face absolue qu'elle s'arrête et qu'elle se meut, mais cela ne peut lui convenir en propre car elle est au-dessus de toute immobilité et de tout mouvement dans l'infinité très simple et très absolue. Et après cette infinité viennent le mouvement et le repos, l'opposition et tout ce qui peut être dit ou conçu. De là, je fais l'expérience qu'il me faut entrer dans les ténèbres et admettre au-dessus de tout le pouvoir de la raison la coïncidence des opposés, puis chercher la vérité là où se rencontre l'impossibilité et, une fois atteint le sommet qui s'élève au-dessus de toute vérité intellectuelle, je serai parvenu à ce qui est inconnu à tout intellect et à ce que tout intellect juge le plus éloigné de la vérité : c'est là que tu es, Seigneur, toi qui es la nécessité absolue.
Et d'autant plus obscures à la connaissance, d'autant plus impossibles apparaîtront ces ténèbres de l'impossibilité, d'autant plus vraie brillera la nécessité, d'autant moins voilée elle apparaîtra et s'approchera. Je te rends grâces, mon Dieu, parce que tu m'as fait découvrir qu'il n'y a pas d'autre voie pour monter jusqu'à toi que celle qui semble tout à fait inaccessible et impossible à tous les hommes, fût-ce aux philosophes les plus savants, parce que tu m'as montré que l'on ne pouvait te voir ailleurs que là où l'on rencontre et où l'on heurte l'impossibilité. Tu m'as donné vie, Seigneur, toi qui es la nourriture des forts, pour que je me fasse violence en acceptant la coïncidence de l'impossibilité et de la nécessité. Et j'ai découvert que le lieu où tu te trouves sans voile est entouré par la coïncidence des contradictoires et c'est le mur du Paradis où tu habites : la porte en est gardée par l'esprit le plus haut de la raison et l'on ne franchit pas ce mur sans le forcer. Au-delà de la coïncidence des contradictoires, on peut te voir, mais nullement en deçà. Si dans ton regard l'impossibilité est la nécessité, il n'est rien, Seigneur, que ton regard ne voie.
Chapitre IX de Le Tableau ou la vision de Dieu de Nicolas de Cues, écrit en 1453
traduction Agnès Minazzoli
Quel étonnement, Seigneur de voir comment dans ta puissance visuelle l'universel coincide avec le singulier, toi qui regardes tous les hommes à la fois et chacun en particulier, comme le figure l'image peinte que je considère ! Comment est-ce possible ? J'observe pourquoi mon imagination ne le saisit pas. C'est que je cherche dans ma propre faculté de voir ta vision à toi qui n'est pas réduite à un organe sensible comme l'est la mienne. Et mon jugement me trompe.
Ton regard, Seigneur, est ton essence. Si je considère l'humanité, qui est simple et une en tous les hommes, je la trouve en tous les hommes et en chacun en particulier. Et bien qu'en soi elle ne se trouve ni à l'est, ni à l'ouest, ni au sud, ni au nord, toutefois, pour les hommes qui sont à l'est, elle se trouve à l'est et, pour ceux qui sont à l'ouest, elle se trouve à l'ouest. Ainsi bien que par essence ni le mouvement ni le repos ne la définissent, cependant, l'humanité suit le mouvement des hommes : elle demeure en repos avec ceux qui sont en repos, elle se tient immobile avec ceux qui sont immobiles et cela en même temps à la fois dans le même instant. Car l'humanité art ne quitte pas les hommes, qu'ils se meuvent ou non, qu'ils dorment ou qu'ils se reposent.
Si donc la nature de l'humanité réduite et immanente aux hommes est telle qu'elle n'appartient pas plus à un homme qu'à un autre et qu'elle est pour l'un si parfaite qu'elle semble n'être que pour lui et pour aucun autre, beaucoup plus haut cependant se situe l'humanité non réduite, modèle et idée de celle dont la nature est réduite : elle est comme la forme et la vérité de cette forme d'humanité réduite. Car elle ne peut jamais quitter l'humanité réduite dans les individus. Elle est la forme qui donne l'être à la nature même de la forme. Sans elle, donc, il ne peut exister de forme spécifique car aucune n'a être par elle-même. Chacune est en effet à partir de la forme pour soi qui préexiste à toute autre forme. Cette forme qui donne l'être à l'espèce est la forme absolue. Et tu es cette forme, Dieu, toi qui formes le ciel, la terre et toutes choses.
Quand donc je regarde l'humant l'humanité absolue. c'est-à-dire quand je vois dans la réduction l'absolu, comme dans l'effet la cause et dans l'image la vérité et le modèle, tu m'apparais alors, mon Dieu, comme le modèle de tous les hommes et comme l'homme en soi, c'est-à-dire absolu. Quand, pareillement dans toutes les espèces je me tourne vers la forme des formes, en toutes tu m'apparais comme l'idée et modèle. Et parce que tu es le modèle absolu et très simple, tu n'es pas composé à partir de plusieurs modèles, mais tu es le modèle unique très simple infini pour la totalité et pour chacun des êtres qui peuvent être formés, oui, tu es le modèle le plus vrai et le plus juste. Tu es donc l'essence des essences qui donne aux essences réduites d'être ce qu'elles sont. En dehors de toi, Seigneur, rien ne peut être. Si donc ton essence pénètre toutes choses, ton regard aussi, qui est ton essence. De même qu'aucun être ne peut s'échapper de l'être qui lui est propre, de même aucun être ne peut échapper à ton essence qui donne l'être à l'essence de tout ce qui est. De ce fait, rien ne peut échapper à ton regard. Tu vois toutes les choses ensemble et chacune en particulier, Seigneur, et avec tout ce qui se meut, tu te meus, avec ce qui s'arrête, tu t'arrêtes. Quand il se trouve que certains se meuvent tandis que d'autres s'arrêtent, alors toi, Seigneur, tu t'arrêtes et tu te meus tout à la fois. Tu avances en même temps que tu restes en repos. Si le mouvement et le repos se trouvent ensemble et en même temps réduits dans divers êtres et si rien ne peut être hors de toi, alors ni le mouvement ni le repos ne sont hors de toi. Tu es tout entier présent, Seigneur, pour tous et pour chacun à la fois et en même temps. Et pourtant, tu ne te meus ni ne demeures en repos puisque tu t'élèves, absolu, au-dessus de tout ce qui peut être conçu et nommé.
Tu t'arrêtes et tu t'avances et en même temps tu ne t'arrêtes ni ne t'avances. C'est cela même que cette face peinte me montre. Car si je me déplace, son regard paraît se déplacer parce qu'il ne me quitte pas. Si, tandis que je me déplace, un autre spectateur s'arrête, le regard ne le quitte pas non plus : il s'arrête avec celui qui s'arrête. Ceux qui te regardent disent de ta face absolue qu'elle s'arrête et qu'elle se meut, mais cela ne peut lui convenir en propre car elle est au-dessus de toute immobilité et de tout mouvement dans l'infinité très simple et très absolue. Et après cette infinité viennent le mouvement et le repos, l'opposition et tout ce qui peut être dit ou conçu. De là, je fais l'expérience qu'il me faut entrer dans les ténèbres et admettre au-dessus de tout le pouvoir de la raison la coïncidence des opposés, puis chercher la vérité là où se rencontre l'impossibilité et, une fois atteint le sommet qui s'élève au-dessus de toute vérité intellectuelle, je serai parvenu à ce qui est inconnu à tout intellect et à ce que tout intellect juge le plus éloigné de la vérité : c'est là que tu es, Seigneur, toi qui es la nécessité absolue.
Et d'autant plus obscures à la connaissance, d'autant plus impossibles apparaîtront ces ténèbres de l'impossibilité, d'autant plus vraie brillera la nécessité, d'autant moins voilée elle apparaîtra et s'approchera. Je te rends grâces, mon Dieu, parce que tu m'as fait découvrir qu'il n'y a pas d'autre voie pour monter jusqu'à toi que celle qui semble tout à fait inaccessible et impossible à tous les hommes, fût-ce aux philosophes les plus savants, parce que tu m'as montré que l'on ne pouvait te voir ailleurs que là où l'on rencontre et où l'on heurte l'impossibilité. Tu m'as donné vie, Seigneur, toi qui es la nourriture des forts, pour que je me fasse violence en acceptant la coïncidence de l'impossibilité et de la nécessité. Et j'ai découvert que le lieu où tu te trouves sans voile est entouré par la coïncidence des contradictoires et c'est le mur du Paradis où tu habites : la porte en est gardée par l'esprit le plus haut de la raison et l'on ne franchit pas ce mur sans le forcer. Au-delà de la coïncidence des contradictoires, on peut te voir, mais nullement en deçà. Si dans ton regard l'impossibilité est la nécessité, il n'est rien, Seigneur, que ton regard ne voie.